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Abidjan. Discours du PM Christian Ntsay, 14è RRA de l'OIT

14ème RÉUNION RÉGIONALE AFRICAINE

Intervention de Monsieur Christian NTSAY

Premier Ministre, Chef du Gouvernement de Madagascar

Abidjan, 5 décembre 2019


Monsieur le Président,

Monsieur le Directeur Général,

Excellences Mesdames et Messieurs

Chers Délégués, chers Amis,

C’est un réel plaisir pour moi de participer à cette 14ème Réunion Régionale Africaine et plus spécifiquement à cette session dédiée à l’économie informelle et à l’économie rurale.

Je voudrais vous remercier encore une fois pour l’invitation qui m’a été adressée pour participer à cette session et voudrais saisir cette opportunité pour féliciter l’Organisation internationale du Travail à travers vous Monsieur le Directeur Général, ainsi que le pays hôte, la Côte d’Ivoire, pour la tenue et la réussite de cet évènement si important pour l’Afrique et si important pour le monde du travail africain.

Au fil des années, l’Afrique a subi des transformations significatives sur les plans social, économique et environnemental. Ces transformations se poursuivent aujourd’hui avec des enjeux émergents liés, notamment, à la structure démographique, au changement climatique et à l’évolution technologique.

En effet, les situations de développement de l’Afrique sont disparates et les ambitions de l’émergence des économies africaines se côtoient avec les réalités des économies de la résilience dont l’une des caractéristiques repose justement sur l’informalité et la ruralité du monde du travail.

Mesdames et Messieurs,

Les enjeux de la structure démographique se cristallisent de façon plus critique à travers l’informalité et la ruralité des économies africaines. Le défi est celui que nous affrontons déjà de nos jours mais surtout celui de l’avenir. L’Afrique avec environ 1 milliard d’habitants aujourd’hui va croitre jusqu’à 1,3 milliard de personnes en 2030 et à 2,5 milliards d’habitants en 2060, soit 25% de la population de la planète.

Comme nous le savons, l’Afrique détient le taux d’emplois informels le plus élevé au monde, soit plus de 85% des emplois existants, et dont 42% des travailleurs informels exercent des activités dans le secteur agricole. Le taux d’emplois informels atteint jusqu’à 95% chez les jeunes et cela pose un enjeu fondamental de l’avenir du travail en Afrique car ces jeunes, pour la grande majorité, sont pauvres et mal formés.

Ces évolutions démographiques sont considérées comme à la fois une menace et une opportunité pour l’Afrique. Une menace en termes d’utilisation accrue des ressources naturelles pour satisfaire les besoins basiques comme tout simplement se nourrir, se vêtir et se loger. Une opportunité en termes de dividende démographique si les politiques publiques sont orientées vers des solutions structurantes et durables pour valoriser et améliorer les systèmes d’éducation, de formation, de santé, d’égalité de genre, de gestion de risques des catastrophes.

Les défis sont énormes en Afrique dans un contexte de faible niveau de diversification économique, de productivité et d’industrialisation. Les opportunités d’emplois restent limitées et les économies informelle et rurale procurent un travail de très faible qualité même si l’on doit reconnaitre que les emplois informels et ruraux constituent un réel amortisseur de la fragilité du marché du travail.

Mesdames et Messieurs,

Le changement climatique est une réalité à laquelle l’Afrique fait face de façon malheureusement désordonnée aujourd’hui. Celui-ci menace clairement la transformation des économies et le progrès social et vient aggraver les injustices dans le monde du travail.

Le réchauffement climatique, la diminution des réserves d’eau, la perte de biodiversité et la dégradation des écosystèmes impactent négativement les rendements agricoles, la qualité de vie de la population, l’organisation du travail et la paix sociale. Selon les prévisions, l’Afrique ne pourra subvenir que 13% de ses besoins alimentaires d’ici 2050, d’où un risque élevé d’insécurité alimentaire dont 240 millions d’africains souffrent déjà à l’heure actuelle. Les études ont montré qu’un réchauffement d’environ deux degrés Celsius entraînerait une réduction de 10% du rendement agricole en Afrique subsaharienne d’ici 2050 et ceci doit constituer une préoccupation majeure de tous dans la mesure où, comme nous le savons, l’insécurité alimentaire comporte d’énormes coûts sociaux engendrés par des sources d’instabilité sociale menaçant la paix.

Avec l’impact du changement climatique, la question cruciale de la productivité rurale est ainsi posée avec le peu d’accessibilité aux ressources productives, comme la sécurisation foncière, les aménagements d’infrastructures rurales, l’accès au crédit, la maitrise des techniques culturales, l’approvisionnement en intrants, l’accès aux marchés.

Comme tous les autres continents, l’Afrique a pris l’ambitieux engagement d’éradiquer la faim dans le cadre de l’Agenda 2030 en encourageant, entre autres, l’abandon progressif des systèmes agricoles fragiles au profit de pratiques durables et résilientes au changement climatique.

Néanmoins, de plus en plus de pays africains développent aujourd’hui des économies résilientes caractérisées par le développement des outils et mécanismes d’appui plus résistants aux chocs endogènes et exogènes en faveur des populations vulnérables. Ces pays font substituer progressivement les actions humanitaires par des approches transitionnelles de résilience basées sur la prise de responsabilités des gouvernements avec de la mobilisation accrue de ressources propres internes pour des projets plus structurants et mieux ciblés en faveur des zones et des populations impactées par le changement climatique.

La question fondamentale posée est donc comment, sur le terrain, l’OIT pourrait influencer davantage les politiques publiques, apporter de l’expertise et renforcer les capacités des mandants dans ce nouveau défi qui affecte le monde du travail, notamment l’emploi informel et l’emploi rural ?

Mesdames et Messieurs,

Il doit être compris que la recherche au service de l’innovation et de l’emploi est considérée comme un facteur de croissance, de productivité des entreprises et une passerelle facilitant l’accès à l’emploi décent pour arriver au développement économique durable. Pourtant, sur le plan technologique, l’Afrique accuse un retard considérable en termes d’innovation. Le premier pays africain dans le classement mondial sur l’innovation est l’Afrique du Sud et qui se trouve à la 63ème place en 2019.

Dans ce cadre, des questions se posent à l’Afrique : Comment faire pour que les résultats de nombreuses recherches dans nos universités et dans nos multiples centres de recherche puissent profiter à la transformation de nos économies et de nos sociétés ? Pourquoi ces résultats de recherches sont beaucoup plus exploités en dehors du continent africain et que nos richesses naturelles, objet de ces recherches, sont exportées à l’état brut et valorisent des droits de propriété intellectuelle en dehors du continent ? L’Afrique est-elle condamnée à être un continent consommateur net des technologies des autres continents ?

L’Afrique est pénalisée par son manque d’engagement clair et vérifiable dans les domaines de la recherche et de l’innovation. Le tissu de l’économie formelle africaine repose pour l’essentiel sur l’utilisation des technologies importées dont le transfert de connaissances lui est très couteux.

La prédominance de l’économie informelle et de l’économie rurale peu soucieuses de l’innovation répondant aux besoins structurants du développement démontre à quel point le retard dans la transformation des économies africaines provient d’un des déterminants essentiels de la croissance durable et du bien-être qui est le retard dans la recherche et l’innovation.


Mesdames et Messieurs,

L’implication et l’engagement des acteurs du monde du travail pour répondre aux enjeux de l’informalité et de la ruralité des économies africaines doivent reposer sur des principes et objectifs nouveaux et ambitieux, que je développe comme suit :

  • Premièrement, les gouvernements africains doivent s’engager à promouvoir une politique monétaire et financière qui favorise le financement des économies pour des investissements innovants importants dans le secteur bancaire et financier et ciblant l’entrepreneuriat des jeunes et des femmes, ciblant également des secteurs informels à potentiel de transition rapide.

Il s’agit de l’expression de volonté politique qui pourrait être traduite par un partenariat gagnant-gagnant entre l’État et le secteur privé. Cette politique sera mise à profit pour combattre les secteurs de fraude se cachant souvent derrière le secteur informel.

  • Deuxièmement, l’Afrique doit avoir l’ambition de nourrir l’Afrique, l’Afrique doit avoir l’ambition d’habiller l’Afrique et l’Afrique doit avoir l’ambition de loger l’Afrique. Le secteur privé africain, entraîné par le mouvement d’instauration de Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), doit jouer un rôle fondamental pour répondre à la vision de l’Agenda 2063 d’une Afrique intégrée, prospère et pacifique.

L’industrialisation, quelle que soit la taille des entreprises, est une voie cruciale pour l’Afrique pour transformer les économies africaines et le monde du travail africain. L’Afrique doit entrer dans une nouvelle ère d’industrialisation plus audacieuse en développant et utilisant des technologies plus adaptées au monde productif et à l’organisation du travail conforme au mode de pensées africaines et aux riches cultures africaines.

Il est regrettable que nos pays n’exploitent pas assez la créativité et le dynamisme de cette jeunesse africaine dans la transformation des économies africaines. A peine 5% des jeunes africains sont capables de créer leur propre entreprise et le moment est venu pour que cela change.

Nous devons prendre conscience que la nouvelle ère d’industrialisation de l’Afrique passe avant tout par une politique plus engagée priorisant le génie de la jeunesse africaine, la place importante à accorder à la recherche et à l’innovation et la mise en place des conditions favorables pour que l’entrepreneuriat des jeunes soit soutenu à travers des mécanismes de financement et d’accompagnement plus innovants orientés vers l’industrialisation de toute échelle : petite, moyenne ou grande.

* Troisièmement, aujourd’hui, 65% de travailleurs africains dépendent de l’agriculture pour leur subsistance. Cette situation interpelle les acteurs du monde du travail dans la mesure où les revenus tirés des emplois informels et ruraux sont en-dessous du seuil de la pauvreté et que les travailleurs eux-mêmes ne bénéficient presque pas de mécanismes de protection sociale.

Il est évident que les systèmes et mécanismes de protection sociale existants ne répondent pas aux défis de couverture universelle.

Nous avons besoin de montrer notre volonté collective de réformer les systèmes et mécanismes de protection sociale en Afrique en ouvrant des possibilités de couverture des travailleurs informels et ruraux avec des modèles semi-contributifs adaptés au niveau de revenus de ces travailleurs et également aux systèmes de production et d’organisation sociale de nos sociétés pour que ces modèles puissent être viables et pérennes.

Nos États doivent, dans un premier temps, participer au financement de ces modèles semi-contributifs dans l’objectif de poser les bases de confiance et de garantie pour les travailleurs informels et ruraux. La transition de ces travailleurs informels et ruraux vers le bénéfice d’emplois plus décents consolidera ces mécanismes et offrira la perspective d’un travail plus juste qui garantira la viabilité et la durabilité de ces mécanismes.

  • Quatrièmement, l’Afrique doit corriger son concept du secteur informel sur la base de la Recommandation 204 de l’OIT. Quatre années après l’adoption de la Recommandation 204 qui a invité les États membres à développer un plan d’action incitant à mieux relever les défis de la transition vers l’économie formelle, force est de constater que peu de pays africains ont mis en place des objectifs mesurables dans cette perspective. La place prépondérante du secteur informel aujourd’hui en Afrique dénote le manque de volonté politique des mandants à inscrire leur priorité pour cet agenda.

Plusieurs secteurs économiques, comme les mines, le tourisme, l’agriculture, l’agro-industrie, les BTP, le commerce, restent des poches importantes d’emplois informels et du travail dangereux échappant ainsi aux champs d’intervention de l’administration du travail.

Le peu de considération accordée en Afrique à l’administration du travail comparée à l’administration fiscale ou à l’administration douanière dénote de l’incompréhension par les gouvernements et les populations du rôle et de l’impact des interventions de l’administration du travail.

Il est recommandé que l’OIT soit plus stratégique de manière à ce que les mandants d’Afrique s’engagent à fixer des objectifs mesurables pour la formalisation des emplois informels avec des politiques publiques et de ressources propres allouées à leur mise en œuvre.

Mesdames et Messieurs,

Comme le temps est limité, je m’arrête à ces considérations et à ces propositions.

Le rapport du Directeur Général me semble être complet et c’est la raison pour laquelle je ne voulais pas aborder les autres dimensions des économies informelle et rurale qui y sont déjà suffisamment détaillées.

Encore une fois, merci à votre invitation et à cette opportunité de réflexions et d’échanges collectifs.

Je vous remercie.

Christian NTSAY

Première ministre de la République de Madagascar

De gauche à droite : Marie Gisèle Ranampy, Ministre malagasy du Travail, de l'Emploi, de la Fonction publique et des lois sociales; Christian Ntsay, Premier ministre de Madagascar; Guy Ryder, 10è Directeur général de l'OIT

 

 

 

 

 

 

 

 

Mis à jour ( Vendredi, 06 Décembre 2019 06:13 )  
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